D’abord, cette pétition vaut la peine de signer : https://secure.avaaz.org/campaign/fr/israel_palestine_this_is_how_it_ends_loc/
Le Hamas, Israël et le diable sur mon épaule
Charles Eisenstein
13 octobre 2023
Nous avons essayé tout ce qui était possible, mais rien n’a fonctionné. Nous devons maintenant tenter l’impossible.
– Sun Ra
Comme la plupart d’entre vous le savent, j’ai conseillé Robert F. Kennedy Jr lors de sa campagne présidentielle, et j’ai été profondément déçu par ses récentes déclarations sur Israël et l’Asie occidentale. Je l’ai soutenu malgré notre désaccord sur la question israélo-palestinienne, parce que je vois en lui des qualités personnelles qui me donnent l’espoir qu’il changera d’avis. Mais comme de nombreuses personnes attendent de moi que je fasse preuve de bon sens, de clarté ou d’une perspective de paix sur les affaires courantes, je suis appelé à faire ma propre déclaration sur les événements récents. Ce n’est pas la position de la campagne ni du candidat. J’ose espérer qu’elle le deviendra.
Au vu de l’horrible sauvagerie de l’attaque du Hamas contre Israël et de la perspective d’un massacre en représailles de la population de Gaza d’une ampleur encore plus grande, une chose devrait être parfaitement claire pour tous. Les politiques menées par deux générations de dirigeants israéliens et palestiniens ont abouti à l’inverse de ce qu’elles voulaient accomplir.
La répression, l’exclusion, l’emprisonnement, la violence, les assassinats, les murs et les clôtures n’ont pas assuré la sécurité d’Israël.
La résistance violente, les roquettes et les attaques terroristes n’ont pas rendu aux Palestiniens leurs terres et ne leur ont pas permis d’accéder à un degré significatif d’autodétermination.
Il est difficile de faire une déclaration sans que quelqu’un essaie de la décoder pour savoir de quel côté je me situe. Est-ce que je pense que les attaques du Hamas étaient justifiées? Est-ce que je pense qu’une contre-attaque israélienne dévastatrice est justifiée? Qui a raison et qui a tort?
Ce genre de question représente une façon de penser qui garantit que les cycles sanglants de vengeance se poursuivront et s’amplifieront. Un jour ou l’autre, nous devrons choisir. Voulons-nous la vengeance : voir les méchants punis et les bons justifiés? Ou voulons-nous que l’horreur cesse? Il ne s’agit pas là d’un double choix ni d’un contournement spirituel. Il s’agit d’un choix pratique. Hier soir, j’ai enregistré un échange avec Benjamin Life sur la nature de ce choix et sur la manière dont il se pose également du point de vue personnel. Vous trouverez cet échange à la fin de ce texte.
Dans un récent article sur la plateforme qui s’appelle maintenant X, mais que j’appellerai toujours Twitter, Isaac Saul apporte un éclairage important :
« Je ne crois pas que le Hamas tue des Israéliens pour se libérer ni pour faire la paix. Le Hamas agit de la sorte parce qu’il représente le diable sur l’épaule de chaque Palestinien opprimé qui a perdu quelqu’un dans ce conflit. Ils le font parce qu’ils veulent se venger. Ils égalisent les scores et agissent selon la pire de nos pulsions humaines qui consiste à répondre au sang par le sang — une tendance à laquelle il est facile de céder après ce que leur peuple a enduré. Il ne devrait pas être difficile de comprendre leur logique. Il est seulement difficile d’accepter que des humains soient capables d’être poussés à cela. Ne pas défendre le Hamas est un petit pas à franchir. Je vous prie de le franchir. »
C’est vrai et c’est important en soi. Je voudrais aller plus loin. Saul dit qu’il faut dépasser la question de la « défense » ou de la « non-défense » du Hamas. Le fait que leurs actions soient clairement indéfendables n’est qu’une petite partie du problème. Le plus important est la question de savoir qui doit être « défendu » lors de ses actions, qui a raison, qui a tort, qui est justifié parce qu’il a le « droit de se défendre » ou le « droit de résister à l’oppression par la force armée », tout cela renvoie à la même mentalité et aux mêmes hypothèses que celles qui sous-tendent la vengeance.
Toutes ces distinctions font qu’il est facile, oh combien facile, de savoir quoi faire, de savoir comment réagir, de savoir qui tuer. J’ai passé ces derniers jours à lire, à écouter et à percevoir les événements récents d’un point de vue différent. Je dirais même que je me pose des questions différentes. Et si ce sont des questions, elles ne sont pas exprimées en mots. Il s’agit plutôt d’une interrogation, d’une perplexité angoissée et primaire sur le comment et le pourquoi. Qu’est-ce qui peut pousser des êtres humains à faire de telles choses?
Ce type de questionnement vise à comprendre la véritable source de l’horreur plutôt que de se contenter de la fausse thèse selon laquelle « ils sont simplement mauvais » ou « ce sont des fous d’une religion maléfique ». Dans son article, qui mérite d’être lu dans son intégralité, Saul détaille avec passion les conditions qui ont donné lieu au déclenchement de la vengeance. Plus on comprend l’histoire de la région — qui remonte non seulement à la Nakba de 1948, mais aussi à des milliers d’années de dislocation et de génocide du peuple juif — moins l’explication fallacieuse du « mal » est satisfaisante. Face à l’ampleur et à la complexité de la situation, la première réaction, et la plus fructueuse, est la perplexité. C’est la prise de conscience de « je ne sais pas quoi faire ». Les schémas de réaction habituels s’effondrent en même temps que les scénarios bien établis sur lesquels ils sont fondés, comme les terroristes qui assassinent des Juifs innocents dans le cadre d’une campagne implacable visant à rayer Israël de la surface de la Terre, ou les colons juifs qui président une société d’apartheid brutale qui traitent les Arabes comme des citoyens de seconde zone. Le bien et le mal. La victime, l’agresseur et le sauveteur. Ce n’est pas que ces scénarios n’aient rien à offrir. Ils révèlent tous quelque chose. Mais ce qu’ils laissent de côté est bien plus important.
La perplexité est féconde, car elle s’éloigne de l’adhésion instinctive aux drames qui ont plongé l’être humain dans l’enfer, encore et encore.
Le diable sur l’épaule, non seulement de tout Palestinien opprimé, mais aussi de tout être humain ayant subi une injustice, qu’elle soit politique ou conjugale, professionnelle ou autre, est d’autant plus convaincant que les griefs sont profonds. J’en ai un sur mon épaule aussi, même s’il parle en chuchotant, car mes griefs sont légers. Il n’en va pas de même pour les habitants de la Terre sainte. Peu d’endroits sur terre ont donné à ce démon autant de matière pour ses tirades. Le nom de ce démon est Vengeance. Sa demeure est l’Autosatisfaction. Et son ennemi juré est le Pardon.
Si je suis déçu par RFK Jr, ce n’est pas que je pense qu’il a choisi le mauvais camp. C’est parce qu’il a choisi un camp. Nous avons besoin de dirigeants qui reconnaissent l’échec tragique et inévitable de la conquête en tant que formule pour un monde meilleur. Le fait qu’il néglige d’inclure les difficultés des Palestiniens dans ses déclarations est le symptôme d’une prise de position pour un camp. Chris Edges a déclaré ceci :
« Une population désespérée comme celle de Gaza, soumise à deux générations de violence et d’humiliation, est une poudrière qui ne demande qu’à s’enflammer. Qu’attend Israël ou la communauté internationale? Comment peut-on piéger 2,3 millions de personnes à Gaza, dont la moitié est au chômage, dans l’un des endroits les plus densément peuplés de la planète, et ce, pendant 16 ans, réduire la vie de ses habitants, dont la moitié sont des enfants, à un niveau de subsistance, les priver de fournitures médicales de base, de nourriture, d’eau et d’électricité, utiliser des avions d’attaque, l’artillerie, des unités mécanisées, des missiles, des canons navals et des unités d’infanterie pour massacrer au hasard des civils non armés, et ne pas s’attendre à une réaction violente? »
Dans un environnement extrêmement tendu et polarisé, on peut difficilement y voir ce que cette réaction est réellement — une explication — et non une justification. Dans la pensée du bien contre le mal, toute explication autre que le mal (ou quel que soit le mot pour le désigner) perturbe le récit qui permet de découvrir plus facilement ce qu’il faut faire, qui il faut tuer et qui « nous » sommes. On peut difficilement mentionner le fait que, cette année, en Cisjordanie, Israël a tué quelque 250 Palestiniens, dont 47 enfants, sans que la plupart des gens ne l’entendent comme une justification des attaques. Ce n’est pas une justification. Il s’agit toutefois d’un élément d’information indispensable pour comprendre pourquoi le diable sur l’épaule des terroristes du Hamas était si persuasif.
Le même diable hurle maintenant à l’oreille des Israéliens. Tout comme les terroristes du Hamas ont commis des actes qui n’ont rien apporté à la paix ou à la libération, mais seulement à la vengeance, Israël est également confronté à un choix dans sa réaction. Cherchera-t-il la sécurité? Ou cherchera-t-il à se venger?
Il n’est peut-être pas évident que ces deux objectifs s’opposent l’un à l’autre. Si vous ripostez et « faites payer le prix à l’ennemi », n’êtes-vous pas plus en sécurité? N’êtes-vous pas encore plus en sécurité si la vengeance éradique complètement vos ennemis? Non. Ce qui se passe, c’est que la vengeance crée sans cesse de nouveaux ennemis et vous place en permanence sur une base de « sécurité » qui n’est jamais vraiment sûre.
Les cycles de vengeance sont directement liés au paradigme du bien contre le mal. Chaque acte violent de son propre camp est « justifié » dans le cadre du récit qu’il entretient, et chaque acte violent de l’autre camp est « injustifié ». Un acte justifié est un acte bon. Un acte injustifié est un acte mauvais. L’autre camp accomplit une série infinie d’actes malveillants. Il doit être mauvais. Ce jugement porte en lui toute la force du chagrin et de la rage qui découlent de la mutilation et du meurtre d’êtres chers, et il draine à sa cause toutes les preuves et la logique que l’intellect peut rassembler.
Dès que son propre camp est identifié comme étant du côté du bien, et celui de l’autre camp comme étant du côté du mal, une fois que ce concept est bien ancré, tout acte devient justifié, car, après tout, il s’agit d’un coup porté par le bien contre le mal. C’est par ce canal que les puissances ambitieuses orientent la douleur et la rage du peuple, non seulement vers la vengeance, mais aussi vers tout ennemi qui se mettrait en travers de leur propre domination. C’est ainsi que les États-Unis ont exploité l’indignation publique du 11 septembre pour conquérir l’Irak, alors que ce pays n’avait rien à voir avec l’attentat. Mais même si ce pays avait été coupable de cet acte, ce qui aurait permis aux États-Unis de « justifier » leur invasion, les résultats auraient été les mêmes : davantage de violence et de terrorisme, et moins de sécurité.
Le philosophe René Girard a déterminé les cycles de la vengeance comme étant la crise sociale originelle. Elle est plus ancienne que l’histoire. Elle s’auto-entretient, car chaque acte de vengeance donne lieu à une nouvelle vengeance. Elle s’intensifie d’elle-même; chaque atrocité relâchant un peu plus les liens de la retenue. René Girard a décrit deux issues possibles. La première est l’éclatement de la société. La seconde est sa réparation par la canalisation de la rage et de la soif de sang de la violence vengeresse sur un bouc émissaire ou une sous-classe de victimes déshumanisées n’ayant pas les moyens de se venger.
Il existe cependant une troisième possibilité. L’une ou l’autre partie peut rompre le cycle de la vengeance en refusant simplement d’y participer. C’est ce que l’on entend par pardon. Il s’agit de renoncer au désir et à l’intention de faire souffrir ceux qui vous ont fait du tort. La forme diluée du pardon est la modération. Vous faites un peu moins de mal que ce que vous demande le diable sur votre épaule. La modération maintient la violence à un niveau gérable. La modération se renforce également d’elle-même, puisqu’elle empêche l’autre camp d’affirmer que votre camp est purement diabolique, ce qui l’autoriserait à exercer une violence débridée.
Le pardon est encore plus puissant. Imaginez les répercussions si Israël disait : « Notre désir de vengeance est fort, mais plus fort encore est notre désir d’arrêter le cycle de la violence en Terre sainte. » Ensuite, il préconiserait un plan (qui m’a été suggéré par William Stranger) s’articulant autour des axes suivants :
(1) La cessation immédiate de toutes les opérations militaires par toutes les parties;
(2) La suspension immédiate des gouvernements de Gaza et de Cisjordanie (et moi, j’aouterais le gouvernement israélien, puisqu’il est à l’origine du problème) et leur remplacement temporaire par une force internationale neutre de gouvernement et de paix (IGPF) autorisée à recourir à la force pour empêcher toute nouvelle attaque contre Israël et à arrêter ou, si nécessaire, à tuer (j’enlèverais cette partie, car elle s’apparente à la peine de mort) tout militant menaçant de le faire;
(3) La convocation immédiate d’un comité spécial du Conseil de sécurité des Nations unies chargé de négocier un règlement du conflit israélo-palestinien sur la base du statut définitif, conformément à la résolution 1397 du Conseil de sécurité des Nations unies (solution à deux États);
(4) Le rétablissement de l’eau, de la nourriture, des médicaments et de l’électricité à Gaza, sous le contrôle et la surveillance de l’IGPF;
(5) La remise de tous les otages et prisonniers détenus par les Israéliens et les Palestiniens à la garde de l’IGPF.
Généralement, les partisans rejettent de telles propositions en les qualifiant de « démonstrations de faiblesse ». Mais personne ne doute sérieusement de la capacité d’Israël à réduire Gaza en poussière et à tuer toute âme vivante sur le territoire, s’il le souhaite. Après tout, Israël possède au moins 100 ogives nucléaires. Aller au-delà de la modération et stopper net le cycle de la vengeance serait faire preuve non pas de faiblesse, mais d’un courage héroïque.
Les terroristes (voir l’astérisque ci-après) du Hamas, dans les attaques de samedi, ont montré ce que les gens font lorsqu’ils se débarrassent des liens de la modération pour libérer les pulsions les plus bestiales de l’être humain. C’est maintenant à Israël de passer le test. Si Israël choisit lui aussi de renoncer à la modération, imité par le pays suivant, et le suivant encore, les atrocités s’intensifieront jusqu’à engloutir la planète entière. Dans un monde d’armes nucléaires, espérons que quelqu’un, quelque part, choisira de se retenir.
*Définition du terrorisme : « Usage systématique d’actes de violence par une organisation politique, en vue de créer un climat d’insécurité ». Alors, dans ce texte, il faudrait appliquer ce terme également à l’extrême-droite et aux colons israéliens qui gouvernent cette entité appelée Israël.